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— CINQ LETTRES — PAS MIEUX !

20 août 2022

Je sais que rien n’est éternel, et que beaucoup de choses ne durent pas même le temps d’une vie, d’une simple génération, mais je note qu’une émission qui n’a pratiquement pas cessé d’exister depuis les années soixante, je veux parler des Chiffres et des Lettres quitte la deuxième chaîne de télévision et la quotidienneté dans les jours qui viennent pour l’EHPAD de la troisième chaîne et ceci en fin de semaine uniquement (samedi et dimanche).

Quand j’étais jeune, et que la télé était en noir et blanc, j’attendais le dimanche midi et deux émissions : La Séquence du spectateur où passaient et repassaient des séquences vues tant de fois de films généralement comiques et populaires ; et l’émission de Denise Glazer Discorama qui présentait, en une atmosphère très feutrée, ce qui se faisait sans doute de mieux, ou de moins pire, dans la chanson (à texte) française.

Denise Glaser est morte depuis longtemps, et celle qui présentait, par la voix uniquement, la Séquence du Spectateur, Catherine Langeais, depuis un peu moins de temps. Et ces émissions aussi ont défunti il y a des années maintenant.

Il devrait donc en être de même pour Les Chiffres et les Lettres, ou plus exactement pour remonter aux origines, à ce qui se nommait Le mot le plus long, au temps où Max Favalelli et Christine Fabréga officiaient dans la présentation de cette émission qui n’était pas encore farcie d’électronique comme de nos jours (j’ai voulu voir ce qu’il en était il y a peu). Où tout se faisait encore à la main. Celle où tout un chacun pouvait s’y retrouver, surtout, et se croire au moins un peu intelligent ou perspicace. « Pas plus bête qu’un autre » qui se présentait à la télévision. On se limitait encore aux mots de sept lettres maximum, enfin, par là.

Car depuis ce temps, le jeu a notablement changé, progressé si l’on peut dire. Complexifié. Lorsque je le regardais, à la fin des années soixante en particulier, lorsque j’étais encore au lycée, j’avais à peu près le niveau. Les candidats étaient des « gens normaux », pas spécialistes pour deux sous. Ils n’étaient d’ailleurs pas là pour gagner de l’argent (un peu d’argent) comme tant et plus de candidats de jeux divers (beaucoup plus rémunérateurs) qui se sont développés avec l’arrivée des chaînes privées. Boîtes à pub, et comme on le voit depuis des années boîtes à propagande éhontée et à décadence.

Une certaine rareté, une certaine austérité, une approche collective nationale des mêmes réalités télévisuelles, étaient encore source d’esprit commun. Puis tout s’est dilué, est parti en morceaux et s’est culturellement appauvri, pouvant sombrer de nos jours dans la complaisance populacière propice à déglinguer la pensée, le savoir et la raison … et le porte-monnaie du consommateur moyen avide de « nouveauté » et de gadgets.

Pour le dire autrement, fort de son succès une émission comme Les Chiffres et les Lettres a commencé à se professionnaliser. Des gens ont appris par cœur des listes de tirages de lettres et de mots que l’on pouvait faire avec. Ôtant toute poésie, si je puis dire, ou spontanéité à ce jeu. Dans le même temps, sont apparus les forts en calcul mental, ou des gens entraînés au calcul.

Le premier en ce domaine est sans doute Bertrand Renard dont je me souviens lorsqu’il fut candidat (c’était déjà le temps de l’émission des années soixante-dix) qui tout en se balançant sur sa chaise et cheveux longs (devenu rapidement animateur de l’émission, aujourd’hui il est chauve en partie) sortait des « le compte est bon » quand la plupart des téléspectateurs, et même certains concurrents, ne suivaient déjà plus son talent en calcul mental.

Il ressort que son cas relève d’une sorte de savoir inné qu’il ne semble pas trop lui-même s’expliquer, d’une mémoire particulière, comme ses capacités à retenir des noms et des dates. Et je viens d’apprendre qu’il n’était absolument pas matheux mais tout ce qu’il y a de plus littéraire. Il est d’ailleurs l’auteur de quelques ouvrages littéraires.

Devenu animateur de l’émission, spécialisé dans les chiffres et les nombres, dès 1975, il vient de refuser avec sa complice des lettres et des mots, de poursuivre l’aventure au rabais et totalement marginalisée.

Il faut savoir que l’émission, remaniée plus d’une fois, et qui a même fait marcher les éditeurs de dictionnaires de « tirages de lettres » (qui alimentent également le scrabble), ouvrages aussi aberrants que des dictionnaires de rimes, ne ferait plus de nos jours qu’une audience, au mieux, de 800.000 spectateurs. Quand elle atteignait autrefois jusqu’à 7.000.000. Mais c’était aussi du temps où la culture avait encore une présence à la téloche, et que la téloche n’avait pas sombré dans une forme de pornographie audio-visuelle, racoleuse, abêtissante, de vulgarité ignoble qui donne ou entretient des citoyens devenus des crétins et des larves en tous domaines, comme on le voit même dans celui de la politique. Et où il n’y avait pratiquement pas de concurrence ; de concurrence dans le domaine du trivial en particulier.

La désaffection pour une telle émission (où l’on gagne finalement peu d’argent à côté des loteries ou d’autres jeux de bas-étage), de la part des jeunes générations en particulier (générations emplies d’analphabètes à portables et manettes de jeu qui rendent débiles, et ceci alors même que la scolarité obligatoire n’a jamais été aussi longue, mais aussi, il faut le dire, la démagogie et la démission scolaires aussi lourdes) est compréhensible.

Comme je l’ai noté précédemment, il semble que ce phénomène de désaffection soit indissociablement lié à la professionnalisation de ces jeux dits intellectuels ou d’instruction. Tout autant qu’à la ruine civilisationnelle et l’augmentation du nombre d’habitants dans notre pays, et de l’inculture — avec de plus en plus des gens totalement étrangers à notre culture et plus généralement à la « culture cultivée », mais qu’il s’agit de faire consommer au mieux ; et non pas, surtout pas élever.

Oui, ce jeu d’esprit, ces jeux d’esprit s’accordent mal aussi avec le professionnalisme, comme le sport s’accommode mal du professionnalisme. Jusqu’à déteindre en mal sur l’amateurisme. Où tout n’est plus que triche, dopage et compagnie. Et pognon, pour les sportifs et leurs bailleurs de fond.

Moi, je sais que lorsque, sans entraînement, je pouvais m’y retrouver dans un jeu comme Les Chiffres et les Lettres, je pouvais m’y intéresser, au moins de temps à autre (mais je n’ai jamais été beaucoup télé dès l’âge adulte et je n’ai d’ailleurs connu la télé qu’à l’âge de treize ans, un peu avant de connaître le chauffe-eau et la douche d’ailleurs). Puis quand il m’est apparu que ce jeu n’était plus qu’un spectacle de spécialistes en leur domaine qui s’affrontaient, je ne m’y suis plus intéressé.

Donc pour conclure, voici un jeu Les Chiffres et les Lettres qui se meurt à la fois d’une « élitisation » des concurrents et d’une « exclusion » des spectateurs — tant des personnes normalement instruites, dont se pourrait être le monde, que des crétins dont ça n’a jamais été et ne sera jamais le monde, et encore moins de nos jours qu’autrefois. Vu le triste état de notre société.

From → divers

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