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DE L’ÉVANESCENTE VANESSA À L’EMIL IMMANENT

23 janvier 2020

Résumons :

Le garagiste Riester, notre « sinistre de l’inculture », comme aurait pu le dire Coluche, vient donc de se lancer dans une campagne totalement imbécile, inutile et dispendieuse, auprès de la BNF l’encombrant avec l’idée totalement farfelue, saugrenue, extravagante de vouloir que l’on joigne aux notices d’auteurs les éléments concernant d’éventuelles polémiques ou décisions de justice.

Ce que c’est, d’être bête et formaté !

Or, qu’elle n’a pas été ma surprise hier, y cherchant tout autre chose, de trouver au milieu de l’article Emil Cioran de ladite « encyclopédie libre » internétique tout ce paragraphe grotesque et totalement disproportionné par rapport à la vie et à la pensée cioraniennes, ajout pour ne pas dire tout à fait incongru (historiette en partie citative déjà évoquée sur les ondes, me dit-on) :

Vanessa Springora [notre tout nouvel écrivain officiel, prix Trogneux du confusionnisme intéressé] mentionne dans son livre Le Consentement être allée se réfugier chez Cioran après avoir appris que Gabriel Matzneff ne lui était pas fidèle. Cioran aurait, selon Springora, défendu Matzneff au nom de son statut de grand écrivain : « V. , me coupe-t-il d’un ton grave, G. est un artiste, un très grand écrivain, le monde s’en rendra compte un jour. Ou peut-être pas, qui sait ? Vous l’aimez, vous devez accepter sa personnalité. G. ne changera jamais. C’est un immense honneur qu’il vous a fait en vous choisissant. Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi. Je sais qu’il vous adore. Mais souvent les femmes ne comprennent pas ce dont un artiste a besoin. Savez-vous que l’épouse de Tolstoï passait ses journées à taper le manuscrit que son mari écrivait à la main, corrigeant sans répit la moindre de ses petites fautes, avec une abnégation complète ! Sacrificiel et oblatif, voilà le type d’amour qu’une femme d’artiste doit à celui qu’elle aime.

Serait-ce le début d’une intarissable récollection, compilation plus ou moins insipide de tous les propos vrais ou faux des uns et des autres au sujet, en l’occurrence, de Cioran sur l’officine de la pensée conforme ? Les wikipédistes, en parfaits petits soldats de la propagande et de l’épandage des discours officiels, seraient-ils encore une fois touchés par la grâce des polémiques stériles et délatrices ?

*

Certes, dans l’entretien, l’unique qu’elle n’ait jamais accordé à un écrivain, la compagne d’un demi-siècle de Cioran, Simone Boué a pu dire, que son compagnon avait la manie d’aider les gens. Mais je n’ai pas l’impression qu’il s’agissait des gens en général et encore moins des inconnus ou quasi inconnus, ou de jeunettes entr’aperçues ; mais de ses intimes, ses amis (apparemment plus souvent masculins que féminins d’ailleurs), ou ses traducteurs en particulier. 1

Simone nous cite l’exemple de Ionesco, intime des intimes de Cioran, esprit torturé comme le fut Cioran, et sans doute lui aussi poursuivi par l’idée de l’échec et du ratage (tel Cioran, personnage autant jovial et volubile en société, paraît-il, que sinistre et suicidaire dans l’intimité de l’écriture), ce Ionesco qui tenait tant à entrer à l’Académie française. Et Cioran qui le lui déconseilla jusqu’au jour où il se rendit compte qu’Eugène le prenait mal et se tut sur le sujet. Le tout s’achevant sur une boutade :

« Il raconte aussi dans ses cahiers [les cahiers de Cioran] que Ionesco lui dit un jour : « maintenant que je suis membre de l’Académie, un Immortel, c’est à vie, c’est définitif ». Et Cioran lui dit : « pas forcément, il y a l’exemple de Pétain, de Maurras, de Daudet, qui en ont été exclus. Il se peut que tu commettes une trahison ». Et Eugène répond : « l’espoir, donc, est permis ».

Mais, à mon sens, ceci ne va pas à l’encontre de l’opinion de l’écrivain roumain Radu Portocală qui vient d’émettre de sérieux doutes sur la réalité de la ou des rencontres entre Vanessa Springora et Emil Cioran. Ou du moins, il a mis en doute la réalité de ce qu’elle a pu voir de Cioran, de sa compagne, de son petit appartement, et conteste plus encore les propos que l’écrivain aurait pu tenir à l’endroit de celle qui n’était pas une amie de plusieurs décennies, mais encore qu’une gamine quasi inconnue de lui, qui avait tout à prouver, et dont il aurait pu être (vers le milieu des années 80) au moins le grand-père, voire l’arrière-grand-père.

Il convient de ne pas tout mélanger.

Personnellement, nous en concluons que comme il y avait le Cioran public ouvert et le Cioran privé fermé, il y avait le Cioran très proche de ses amis (et de sa famille au loin en Roumanie, qu’il aidait comme il pouvait) et expansif, et le Cioran « d’une discrétion maladive, détestant se mêler des affaires d’autrui » hors de son cercle de proches ou d’intimes. 2

*

D’ailleurs – « peut-on parler honnêtement d’autre chose que de Dieu ou de soi ? » (in Entretiens) – le personnage qui l’intéressait le plus, et qu’il sembla toute sa vie rejeter, ce fut lui-même, en misanthrope intégral du moins à ses heures les plus noires, lui l’auteur  De l’inconvénient d’être né. Ajoutons encore cet autre passage de l’entretien de Simone Boué qui conforte nos idées sur le personnage :

N. D. Dans ses entretiens aussi, Cioran a été toujours très discret sur sa vie privée, sur vous-même et ses rapports avec vous.
S. B. Jamais il n’a parlé de moi. D’ailleurs, on avait des vies tout à fait séparées, tout à fait différentes même … Moi, j’étais professeur, quand je rentrais, je ne lui parlais absolument jamais, ce qui ne l’aurait pas intéressé de toutes façons, de ce que je faisais au lycée.

Ou ceci :

N. D. Ça ne vous fâche pas un peu de voir qu’il ne parle jamais de vous [dans ses cahiers] ?
S . B. Non, cela m’étonne, simplement.

Ou encore cela :

N. D. Mais quand même, quand il recevait ses amis, vous étiez là ?
S. B. Oui, naturellement, tous ses amis, ses traducteurs en particulier, il y aurait un livre à écrire sur les traducteurs de Cioran! Vers 1950, il s’est mis à fréquenter le salon de Mme Tézenas, où il a rencontré des gens intéressants. Et moi, de toutes façons, mon obsession, c’était de ne pas me coucher trop tard parce que le lendemain, j’avais des cours. De plus, j’étais très sauvage et très timide. Et il sortait absolument indépendamment de moi. Ainsi Jeannine Worms 3 a reçu Cioran pendant des années sans soupçonner mon existence. Cioran ne parlait jamais de moi, et moi non plus, pour rien au monde je n’aurais voulu parler de lui à ma famille.
N . D. Elle ne savait rien de Cioran ?
S. D. Non, je n’allais pas dire : je connais quelqu’un, il est apatride, il n’a pas de profession, il n’a pas d’argent. Si larges d’esprit que fussent mes parents, il ne l’auraient pas admis.
N. D. Et il n‘a jamais connu vos parents ?
S. B. Non…

Au dossier concernant la discrétion d’Emil Cioran ajoutons encore ce texte que je n’ai pas identifié mais qui doit être dans le recueil posthumes d’Entretiens (1995) que je n’ai pas sous la main en ce moment :

Simone Boué a été ma grande compagne à partir des années 50. Et nous nous sommes aimés toujours… quand même ; et ce « quand même » couvre un infini. L’art d’aimer n’est-il pas savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d’une anémone ? Ne me demandez pas aujourd’hui de trop écorcher cette discrétion. Certains pourraient croire, étant donné que je n’ai jamais parlé dans mes livres de ma compagne de vie et de son support généreux, que je n’étais pas un vrai écorché de la solitude. Ce serait bien mal connaître ce qu’est l’incontournable et fondamental isolement de l’être même dans la famille la plus intense. Qui n’a pas connu cet isolement, l’a tout simplement fui. J’ai écrit « aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu’on demande à un virus d’aimer un autre virus ? » Voilà pour vous dire mon inconfort face au grand mythe.

Enfin, à propos d’absence, qui n’a pas remarqué que le sexe était extrêmement marginal, pour ne pas dire quasi absent de l’œuvre de Cioran, ce qui conforte un peu plus l’aspect discret replié sur soi d’un Cioran peu expansif finalement en plus d’un domaine ; en particulier dans celui du sentiment pour ses prochains, et plus encore de l’animalité de la nature humaine. J’ai d’ailleurs bien du mal à voir un rapport entre Matzneff et ses obsession phalliques et descriptions « techniques » de « vieil ado », un ami est-il dit (il fut, lui l’orthodoxe à ses obsèques également orthodoxes), et Cioran et ses obsessions tout ce qu’il y a de plus intellectuelles, pour ne pas dire intellectualisées, idéelles, éthérées.

*

Pauvre Vanessa, petit moustique, qui pour se donner de l’importance dit avoir croisé Cioran, qui plus est pour plus ou moins le dénigrer, lui aussi. Car il de bon ton aujourd’hui d’avoir côtoyé l’idole. Mais quel plaisir enfantin et anti-mâle assez primaire de vouloir l’abattre. Lui qui fut d’ailleurs si longtemps ignoré des lettres, un auteur riquiqui pécuniairement parlant, du moins en France comme en témoigna Simone Boué :

Cioran [ce « Cioran », et ceux qui suivent, confirment bien que sa compagne elle-même l’appelait ainsi, mais j’ignore si elle le prononçait à la française (siorã) ou à la roumaine (tchoràn)] s’était mis dans la tête que s’il était publié en livre de poche, il serait lu par les jeunes […] Alors il me dit un jour : je vais aller voir Claude Gallimard et je vais lui dire que je veux être publié en livre de poche. Moi, je savais que ses livres ne se vendaient pas du tout, et je lui ai déconseillé cette démarche. Il y est allé quand même. […] Donc il va chez Gallimard et Claude ne dit rien, il se lève, et prend un dossier dans lequel il y avait le chiffre des ventes de Cioran, des chiffres absolument ridicules. Il montre ça à Cioran et il dit : dans ces conditions, on ne peut pas vous publier en livre de poche. Et je revois Cioran rentrant ici, plus pâle que la mort, et qui me dit : tu avais raison – ce qui était rare dans sa bouche.

Et comme elle précise aussitôt « Sa vie a été une série d’humiliations. Le succès a […] commencé […] très très tard ». En fait, à la fin des années soixante-dix et courant des années quatre-vingt (c’est à cette époque-là d’ailleurs, au tout début des années quatre-vingt, que j’ai découvert cet auteur dont le pessimisme et la lucidité s’accordaient si bien au nouvel état social et triste air du temps), et essentiellement en 1986 avec l’édition de ses Exercices d’admiration… où il parlait enfin des autres si l’on peut dire, mais finalement au travers de son propre miroir ; son dernier livre si l’on excepte des entretiens par exemple.

Et pour finir j’ajouterai ce détail taquin, confirmant totalement ce qu’en a dit par ailleurs Portocală, repris encore une fois de cet unique entretien qu’accorda Simone Boué à Norbert Didille :

N. D. : E.M. Cioran 4, c’était une façon de dissimuler son prénom qui ne lui plaisait pas trop en France.
S. B. : C’est ça. Il considérait qu’Emile, en français, c’était un prénom de coiffeur.

* * *

Notes :

1 – Cf. « interview de Simone Boué par Norbert Dodille » in Lectures de Cioran – L’Harmattan, Paris, 1997 pp. 11 à 41) : « Cioran aimait beaucoup Paruit, il l’avait poussé à devenir traducteur, il lui trouvait du talent. Car Cioran avait une manie, c’était d’aider les gens, de les conseiller, de les obliger même à faire certaines choses. Cioran aimait beaucoup donner des conseils, moi, je n’ai jamais beaucoup cru aux conseils en général. » Alain Paruit (1939-2009) a traduit de nombreux ouvrages du roumain au français. Dont plusieurs de Cioran et de Mircea Eliade. Norbert Dodille (1948-2012) fut docteur en littérature française, universitaire, directeur de l’Institut français de Bucarest (en 1992), écrivain.

2 – Voir ce passage précédemment cité : « Quant au petit discours que Cioran aurait tenu pour la défense de « G. », il est parfaitement invraisemblable. D’une discrétion maladive, détestant se mêler des affaires d’autrui, Cioran n’aurait jamais accepté de commenter les affaires personnelles de quiconque, et encore moins celles d’une gamine ».

3 – Romancière, essayiste, dramaturge, auteur d’aphorismes, poétesse, traductrice… née à Buenos-Aires d’une famille de juifs alsaciens ; épouse de Gérard Worms qui fut directeur des Éditions du Rocher ; 1923-2006.

4 – Copié sur le modèle de E.-M. Forster, signature des livres de l’écrivain britannique Edward Morgan Forster. Le E.M. devant Cioran disparu pour l’édition de son ouvrage de 1986 sans que son éditeur ne l’en informe. Cette forme à initiales pour signifier un double prénom n’est peut-être pas étrangère non plus à la mode, disons, des années trente-cinq aux années cinquante-cinq des Jean-Quelquechose dont Jean-Edern (Hallier) ou Jean-Isidore Isou (né Ioan Isidor Goldstein), ou d’autres doubles prénoms plus rares tel que Guy-Ernest Debord par exemple.

From → divers

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