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Selon la presse (quasiment tous les journaux, comme d’habitude, se recopient les uns les autres), non seulement Gabriel Matzneff n’a plus aucun éditeur, non seulement il ne collaborera plus au Point, mais il aurait été « cité à comparaître » devant le tribunal de Paris. Une citation à comparaître devrait lui être délivrée en mains propres (même si, à en croire ce qu’a écrit Roland Jaccard sur son blog, Matzneff ne se trouverait pas en France, à cette heure).
Pourtant, une date d’audience aurait d’ores et déjà été fixée. De telle sorte que Gabriel Matzneff comparaîtrait « le 12 février à 13h30 » devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris pour « apologie de crime » et « provocation à commettre des délits et des crimes ».
La citation directe serait une initiative de l’association « L’Ange Bleu », soucieuse – toujours selon la presse – que l’écrivain « s’explique devant la justice rapidement ».
« Les livres de Gabriel Matzneff et notamment celui intitulé Les moins de 16 ans sont un mode d’emploi pour les pédophiles », affirme Latifa Bennari, présidente de L’Ange Bleu. « J’ai rencontré tellement de pédophiles qui se sont sentis légitimés par les ouvrages de Matzneff ou ceux de Tony Duvert que j’ai voulu saisir la justice. »
Déjà, ici, pas mal de questions se posent. Pourquoi ne pas imaginer que des assassins, demain, ne déclarent s’être sentis « légitimés » parce que François Villon (par exemple) fut un assassin? Quelle pourrait être la responsabilité d’André Breton si un passant vous rencontre sur un trottoir et vous tire une balle dans la tête?
Que Gabriel Matzneff soit jugé, selon la loi, et à supposer que les délais de prescription le permettent, pourquoi pas? Qu’il soit condamné, à supposer qu’il soit reconnu coupable de quelque chose, pourquoi pas? Mais qu’est-ce que Tony Duvert (décédé en 2008) vient faire là-dedans? Qu’est-ce qui permet d’établir un lien entre un individu et un livre qu’il dit avoir lu?
En tout cas, la citation directe pourrait consentir à l’association « L’Ange bleu » de conduire directement Gabriel Matzneff devant ce tribunal. Une enquête, en revanche, pourrait s’avérer aussi longue qu’incertaine.
« Chacun de ses ouvrages fait l’apologie de ses pratiques pédophiles », poursuit Latifa Bennari (toujours citée par la presse). « Chaque livre est un aveu ! »
Chaque livre, un « aveu »? C’est ce procès à la littérature, c’est cette conception de la littérature qui nous choque. Si Gabriel Matzneff venait à être condamné non point pour des faits concrets et établis, mais pour des récits romanesques (voire même pour des récits de son journal intime), plus guère aucun écrivain n’aurait plus le droit d’écrire quoi que ce soit. Combien d’auteurs de journaux intimes n’ont-ils pas cherché à transcender leur expérience? Voire à l’inventer? L’art du diariste est toujours une littérarisation de son existence. Un auteur de romans policiers pourrait-il être condamné pour avoir décrit une attaque à main armée? Un auteur de littérature érotique pourrait-il être condamné ou inquiété pour avoir écrit, peut-être à la première personne, de simples fantasmes?
La justice devrait considérer une évidence: les faits sont prescrits. Or, la « citation directe » de cette association espère trouver un fondement juridique dans l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 (qui prévoit un délai de prescription de trois mois). En 2014, déjà, une autre demande de citation directe (venant d’une autre association, appelée celle-là « Innocence en danger ») avait été rejetée. Tout s’était conclu par un classement sans suite.
« Les livres de Matzneff sont sortis il y a plus de trois mois », est obligée de reconnaître Mehana Mouhou, avocat de L’Ange Bleu. « Mais il a publié dans L’Express une lettre ouverte le 2 janvier dans laquelle il n’y a pas de déni, dans laquelle il présente sa relation avec Vanessa Springora comme un amour passionné. Cela suffit à caractériser les faits d’apologie de crime pédophile. »
II y a ici quelque chose d’assez extraordinaire. Un homme, Gabriel Matzneff, est attaqué par l’ensemble (pour ainsi dire) de la presse française et internationale (c’est le cas en Italie). Cet homme, dont j’ignore s’il est coupable de quelque chose mais dont je sais que la loi française lui garantit une présomption d’innocence, se défend au moyen d’un texte envoyé à un journal (L’Express). Mais c’est ce texte qui serait le prétexte à cette « citation directe ».
En d’autres termes, plus aucune personne se trouvant accusée par les « tribunaux médiatiques », ou par les meutes anonymes des « réseaux sociaux », ne pourrait se défendre de quoi que ce soit. Si quelqu’un garde le silence, l’opinion publique dira: « Vous voyez, il ne répond pas. Il se tait. Il est coupable. » Mais si ce même quelqu’un répond, il sera l’objet de « citations directes »… Kafkaïen, non?
Le 12 février 2020, la première audience – à supposer qu’elle ait lieu – devrait être consacrée à des questions de procédure. Un homme de 83 ans, seul, privé d’éditeurs, désormais lâché par la plupart de ses faux amis (souvent des écrivains, pour ne pas dire des écrivaillons, qui ont bâti leur petite carrière à l’ombre de Matzneff), serait attendu à un tribunal où l’on imagine déjà, dès l’aube, l’attente des journalistes, les reporters avec leur caméra sur l’épaule, les flashes des photographes, … et pourquoi pas des manifestants?
Tout cela se poursuivrait sans doute par un certain nombre d’autres audiences avant que ne soient abordées – si elles le sont jamais – les questions principales. En songeant que Gabriel Matzneff, qui a 83 ans, pourrait dit-on encourir une peine de cinq ans de prison (sans parler de 45.000 euros d’amende).
Je me demande combien de gens, dans la situation que doit affronter Gabriel Matzneff, ne se suicideraient pas.
Comment ne pas songer aussi à David Hamilton, dont le corps a été retrouvé encore agonisant, « suicidé » selon la version officielle – suicide qui a pourtant consenti à certains de ses propres accusateurs d’y « voir » un « aveu de culpabilité »…?
Dans Le Procès de Kafka, le héros se réveille un matin et, pour une raison obscure, est arrêté et soumis aux rigueurs de la justice. Son cauchemar commence. Et finit sous les coups d’un couteau de boucher. On connaît les derniers mots de K.: « Comme un chien, dit-il, comme si la honte dût lui survivre ».
De Joseph K., nul n’a jamais su le nom de famille.
Contrairement à « l’écrivain G. », voire « G.M. », dans Le consentement de Vanessa Springora.
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