Aller au contenu principal

POÈMES POUR VANESSA (2022 à 2025), PAR OLIVIER MATHIEU.

8 mars 2025

Voici quelques poèmes écrits entre 2022 et 2025, que j’ai décidé de publier ou republier ici. Certains ont été légèrement revus et corrigés, ils ont donc parfois connu des versions très légèrement différentes. Plusieurs de ces poèmes étaient inédits, jusqu’à ce jour. “Vanessa”, en latin scientifique moderne, est un nom qui fut donné par Johan Christian Fabricius (né le 7 janvier 1745, mort le 3 mars 1808) à un genre de lépidoptères diurnes. La “vanesse” est ainsi un lépidoptère diurne de grande taille, aux ailes dentelées, richement colorées, vivant volontiers sur les arbres, et répandu dans beaucoup de pays.
Le premier poème date de 2024, et a été écrit sur les bords de la Mer noire, guère loin des lieux où mourut Ovide en exil. Je n’ai pas mis de trait d’union à “colin-maillard”, terme employé ici dans une acception érotique (voir, plus loin, une photo du ballet de Mozart, “Les petits riens”). J’ai préféré écrire Colin Maillard, en employant le nom propre Colin, abréviation de “Nicolas”, Colin poursuivant Maillard. Colin, que l’on retrouve dans les épigrammes de jadis, fut avec le prénom féminin Colette le nom porté par maints amoureux des opéras-comiques (cf. “Le Devin de village” de J.-J. Rousseau, 1752). Rabelais, dans “Gargantua”, chapitre XXII, évoque quant à lui les jeux de Colin-maillard et Colin-bridé. Colin-maillard se traduit en italien “a moscacieca” (la “mosca cieca” è un tradizionale gioco da bambini, o da amanti. Un giocatore scelto a sorte viene bendato e, diventato la « mosca cieca », deve toccare chi si muove liberamente all’intorno).

*

JEUX DE COLIN VANESSE SUR LES BORDS DE LA MER NOIRE (2024).
EROTISMO DI VANESSA “A MOSCACIECA” SULLE RIVE DEL MAR NERO .

Moi qui fus plus souvent dehors que dans l’école,
Vanesse, papillon aux rougissantes ailes,
La défense des mains, jeux de Colin Maillard,
Et comme sont jolis nos jeux de cache-cache,
Moi qui sus déchiffrer nos secrets à genoux,
Notre premier frémir, nous en souviendrons-nous?
Car comme il sera bref, le temps des jupes courtes!
Et toi mon cœur vieux grec, romain, slave et germain,
Strates du temps perdu, strates des millénaires,
Vous, nuages d’antan dans le ciel bleu, au vent,
Vous volerez là-bas jusques aux grandes terres.
Telle fut mon Europe en ruines et en rouilles.
Le temps n’a qu’un printemps, le destin qu’un instant,
Sa faux d’acier la mort aiguise sur la pierre.
Jupes courtes, bref temps et je suis là encore,
Moi qui ai aimé tout ce qu’il ne fallait pas,
Brûlant avec les mots, jouant avec le feu,
Mon cœur a pour musée un désert des Tartares
Où sont de pauvres gens, des poètes errants,
Fantômes des clandés des siècles d’autrefois
Et l’odeur de la terre en été, sous la pluie
Et putains et marins. Le second concerto,
Dans le soir, de Franz Liszt. Te voici papillon,
Princesse aux mille ports concaves et convexes,
D’Europe au dernier temps la hanche octogonale,
Camée aux cent couleurs, immanente passante
Qui fleuris au printemps, peu avant ma fanure,
Hasard du coin de rue et dans le ciel les nues,
A l’aube le soleil, ma vie au crépuscule,
Voici ma fenaison tout au tard du destin
Et les strates du cœur, de l’esprit et du corps
Et les yeux enfouis sous tes cheveux au vent.

*

TESTAMENT D’AMANT, VANESSE SOURCIÈRE. Le deuxième poème, “Testament d’amant”, date de 2025.

TESTAMENT D’AMANT, VANESSE SOURCIÈRE.
TESTAMENTO D’AMANTE, VANESSA RABDOMANTE.

Mes amis morts, les ci-devant,
Sont retournés à la poussière
Et ils ne souffrent ni le vent,
Ni la faim dans leur gibecière.
Mon bon chien, et ma vieille mère
Ont goûté à la mort amère.
Les morts heureux, dedans Enfers,
Des pauvres vifs n’ont point mémoire.
Nul d’eux ne sait que les hivers
De gel, de dol et de mort noire
Arrachent les jours à ma vie.
C’est temps perdu jusqu’à la lie.
Et dans le monde du sans-cœur,
Longuement mon cœur agonise
A l’ère du trompe-le-cœur
Et longuement mon cœur se brise.
Et je sais que les crève-cœur
A la fin crèveront mon cœur.
Mes amours au fur de jeunesse
En péripatétique exil
Se sont dissipés en vieillesse
Et j’accepte qu’ainsi soit-il
Si tous m’ont donc laissé tout seul
Gisant au bord de mon linceul.
Je sombre dans la tragédie:
Mes amis miséricordieux,
Quand il advient que je mendie,
Me disent de prier leur dieu.
Mon cœur et mon corps en lambeaux
Finiront demain au tombeau.
Né sous le signe d’abandon
De l’ultime nuit des sorcières,
Que ces vers vous donnent le ton
De la Vanesse tant sourcière.
Nuages sont jeux en mineur
Dedans le soleil en majeur.
Or m’ont abandonné les morts,
Les hommes m’ont voué leur haine
Et les filles aux cœurs blonds d’or
Ne m’ont légué que lais de peine.
Moi qui fus hors-la-loi amant,
Je teste et c’est mon testament.

*

JEUX DE MIROIRS ET DOIGTÉS CÉLESTES. Le troisième poème, “Jeux de miroirs et doigtés célestes”, a pour thèmes, entre autres, les miroirs et les doigtés – l’adresse des doigts dans l’exécution d’un morceau – de fameux pianistes de jadis, Lipatti, Cziffra, Neuhaus, Backhaus, ainsi que Liszt.

JEUX DE MIROIRS ET DOIGTÉS CÉLESTES (2025).
GIOCHI DI SPECCHI E DITEGGIATURE CELESTI.

Voici venir les temps du dernier récital.
Comme les doigts tremblants d’un virtuose intime,
Mes mains sur le clavier arpègent le cristal.
Voici venir les temps du récital ultime.
Je songe à Lipatti, à Cziffra, à Neuhaus
Qui savait qu’il avait cinq jours à vivre encore,
Et je songe au dernier des concerts de Backhaus,
L’accord parfait du cœur, résonance sonore
Du cœur au terminus. Belles, les fausses notes,
Désespoir enfantin, rayonnante passion
Qui à travers les feux follets de Liszt dénotent
La beauté conjuguée en mille variations.
Et je vous lègue, amis, au fin fond du grand erre,
Et l’ébène et l’ivoire en touches de destin,
Mes souvenirs heureux du temps des grandes terres,
Les saisons de l’exil et les miroirs sans tain
D’un voyage incompris, jeux d’échecs et de dames,
Un accord en mineur qui se prolonge en drame.

*

LE CAHIER DÉCHIRÉ DE PIAZZA SANTA CROCE. Le quatrième poème s’appelle “Le cahier déchiré de Piazza Santa Croce”. Piazza Santa Croce est une place fameuse de la ville italienne de Florence.

LE CAHIER DÉCHIRÉ DE PIAZZA SANTA CROCE.
IL QUADERNO STRAPPATO DI PIAZZA SANTA CROCE.

Te souvient-il du temps où nous étions amants
Quand l’esprit se mêlait à la chair impérieuse
Jusqu’au tréfonds du corps, te souvient-il du temps
Des cœurs unis, l’un l’autre, en un seul battement?
Il restera de moi quelques lettres d’amour
Au fond d’un vieux tiroir, et un ruban autour.
Dans les pages d’un livre une fleur embaumée,
Un parfum d’autrefois, un pétale de rose,
Un cahier déchiré, un poème ébauché,
Mais que restera-t-il de moi dedans ton cœur?
Peut-être rien de rien, si tu m’as désappris
Peut-être suis-je entré dans le profond oubli
Où l’on oublie amour, et où mort l’on oublie
Comme amant et amante entrés dedans la ronde
Des temps d’amour et puis des temps de non amour,
Comme emporte le vent aux jours où l’on désaime
Peut-être rien de rien, mon pauvre cœur qui t’aime
Mais que je sois au moins, parfois, un mort qui parle,
S’il te souvient un jour que nous fûmes amants,
Et je t’offre ces vers comme mon testament,
Dans le ciel cimetière aux tombes des étoiles,
Aux éclats de soleil dans tes beaux yeux que j’aime,
Mon cœur viendra saigner en crépuscules pourpres,
Au grand saute-mouton de nuage en nuage,
De la vie à la mort le grand saute-mouton.

*

THÉÂTRE DES OPÉRATIONS AMOUREUSES. Voici un cinquième poème, dont l’inspiration m’est venue en 2022 à l’aéroport de Sofia. Si le “front” désigne le théâtre des opérations belliqueuses (par opposition à l’arrière), ici le titre de ce poème renvoie au “front d’amour”, autrement dit le théâtre des opérations amoureuses.

“AU FRONT D’AMOUR”. THÉÂTRE DES OPÉRATIONS AMOUREUSES.
SUL FRONTE DELL’AMORE. TEATRO DELLE OPERAZIONI AMOROSE.

Un jour de mes vingt ans, ma mère à la fenêtre
M’adressait de la main un geste d’au revoir.
On se dit au revoir pour croire à un plus tard.
Le ciel était soleil et bleu plein de nuages.
Le geste maternel disait qui elle était.
Un beau geste d’adieu et de bénédiction.
De Rome à Caracas, du Mexique en Afrique,
J’ai vécu à Belgrade, à Venise, à Oslo,
A Florence, à Madrid, d’Athènes au cap Nord.
Et voici qu’aujourd’hui je survole en avion,
Pour une fois encore et dans le sens contraire
Ma pauvre vieille Europe aux destins condamnés,
L’Europe qui me semble une Carte du Tendre.
Et voilà qu’aujourd’hui je survole en avion
Les pays d’autrefois de ma pérenne errance,
Cœur à l’amour perdu, comme une âme sans corps.
Je me souviens, des ans passés il me souvient.
J’ai ri et j’ai pleuré, semé des cailloux blancs
Comme pour retrouver, au tomber du rideau,
Les deuils auxquels toujours il m’a fallu survivre
Et le ciel est soleil et bleu plein de nuages.
Le soleil me sourit à travers le hublot
Et la pluie est en pleurs, pleurant les amis morts
Et ceux que jamais plus on ne verra du tout.
Et voilà qu’aujourd’hui je survole en avion
Ma malheureuse Europe aux Empires déchus
Et quarante ans ont fui. Ma mère est dans sa tombe,
Tout au revoir finit en jamais se revoir.
Mais mon cœur a lutté, mais mon cœur a battu
Et mon Europe est un vaste champ de bataille
Et c’est un cimetière et c’est un grand poème.
Et merci à la vie, à mon dernier amour
Qui est aussi l’amour du premier de mes jours
Et merci à la mort, à mon premier amour
Quand viendra donc le temps de partir pour la mort.
Et encore une fois je monte au front de guerre
De l’art et de l’amour, ainsi qu’au temps naguère.

*

SEINS, ORBES CRUCIGÈRES BYZANTINS DANS MA MAIN. Le sixième poème s’appelle “Seins, orbes crucigères byzantins dans ma main” (2024). Le vers “Sur des plages de nacre où la grand mer s’endort” renvoie encore à la Mer noire. Les “globes impériaux” évoqués ici sont certes une allusion érotique à des seins, mais également aux orbes, dits “orbes crucigères” quand ils portent une croix, qui renvoient à l’Empire byzantin (“Et de Brest à Moscou, de Berlin à Byzance”: Byzance se trouve exactement entre la Mer noire et la Mer Egée). L’orbe impérial symbolise la volonté de tenir le monde dans sa main.

SEINS, ORBES CRUCIGÈRES BYZANTINS DANS MA MAIN (2024).
SENI, GLOBI CRUCIGERI BIZANTINI NELLA MIA MANO.

Dits aux temps d’autrefois, avant la vie amère,
Ce soir je me souviens de ces mots à ma mère
Quand le destin semblait un kaléidoscope:
“Maman, je deviendrai – tiens! – Empereur d’Europe”.
A travers mon Europe aux Empires illustres
J’ai sillonné sans fin, pendant plus de dix lustres,
Par les jours de soleil et par les jours de bruine,
Ce pauvre continent réduit en champ de ruines.
Dernier carré fantôme, Européen volant,
M’a emporté le vent et j’ai volé au vent.
Où que je sois, partout, l’Europe est ma banlieue,
C’est le lieu de mes bans qu’en bottes de sept lieues
J’ai rompus en riant, et m’en souvienne-t-il:
Les jeunes filles ont l’âge de mon exil.
Les gais sots m’ont bandit, les hommes m’ont banni,
Interdit de séjour, mis hors-la-loi, proscrit
Mais moi, précipité des cimes d’Empyrée,
Le flambeau j’ai saisi aux lumières moirées
Et là-haut, dans le ciel, au gré de mes voyages
J’ai reconstruit l’Empire en reflets de nuages.
Et de Brest à Moscou, de Berlin à Byzance,
Combien d’amis sont morts et que d’amours d’errance,
Que d’atouts décisifs surgis hors de ma manche
Entre ici et là-bas, Mer noire et Arromanches.
Jusqu’au dernier trépas du dernier lendemain,
Et en chaque pays je tins entre mes mains,
Sur des plages de nacre où la grand mer s’endort
Les globes impériaux qui sont faits de chair d’or,
Ailes de papillons tout au long de mes ans
Pleins du pourpre horizon des beaux soleils gisants
Dans le cri déchirant des hautains albatros.
Vanesse, mon empire est l’empire d’Eros.

Texte de tous les poèmes: Olivier MATHIEU.

From → divers

Commentaires fermés