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LUCIDITÉ PRÉCOCE ET CONTEMPORANÉITÉ — À PROPOS DU « PROGRÈS » & DE « LA SUPRÊME BARBARIE INDUSTRIELLE ET CHIMISTE »

30 juin 2021

Voici maintenant une analyse intéressante du même Jules Lemaitre dont j’ai donné quelques extraits il y a peu, tiré du même ouvrage et de la même étude qu’il a longuement consacrée à Alphonse de Lamartine (pour rappel in : Les Contemporains — études et portraits littéraires — sixième série ; première édition : Librairie H. Lecène et H. Oudin, Paris, 1896).

Dans cette étude, Jules Lemaitre a abordé la recension d’un très long poème — comme aimaient en faire certains Romantiques — La Chute d’un Ange, sorte d’épopée ou de roman baroque en vers qui fut publié en 1838. Ouvrage fait de très longues strophes d’alexandrins de forme classique à rimes plates. Et complément à Jocelyn, autre long poème lyrique, de même esprit, publié en 1836.

Plusieurs centaines de vers en tout. Qui relatent un simple « épisode du poème dont Jocelyn fait partie » nous dit Lamartine lui-même dans l’Avertissement de sa première édition ; un « fragment », comme il écrit encore, d’une œuvre plus vaste dont il entendit en écrire d’autres plus tard. Ce qu’il ne fit jamais.

Mais le terme plus exact est sans doute : regroupement de fragments. Ainsi La Chute de l’Ange comporte dix-sept, appelons-les, chapitres : un Récit initial, quinze Visions et un Épilogue.

Cette recension est également l’occasion d’évoquer les Dialogues et Fragments Philosophiques de 1876, d’un auteur aujourd’hui bien oublié : Ernest Renan.

Ou encore les propres opinions de Lemaitre sur un sujet que l’on peut qualifier de « bien » actuel, pour ne pas dire d’éminemment actuel, dans ce qu’il a de plus présent et de plus pressant et que nous appellerons, pour reprendre sa propre expression, « la suprême barbarie industrielle et chimiste ».

Nous y ajouterons à suivre quelques pensées de Baudelaire, autre grand contempteur de la « modernité » scientiste et technologiste. Et dudit « Progrès ».

  • Les Travaux et les Jours, poème d’Hésiode, que l’on date de la fin du VIIIe siècle avant notre ère comme l’Odyssée ; recueil réunissant, entre autres, des textes mythologiques sur les origines des hommes, des textes didactiques sur l’agriculture et la vision de deux cités : Dikê, celle de la Justice et Hubris, celle de la Démesure.
  • Primus in orbe deos fecit timor : Initialement, au-dessus du cercle humain, la peur fit les dieux. Vers attribué à Stace et Pétrone, mais que l’on peut retrouver sous une forme comparable, plus anciennement, chez Horace et avant lui chez Lucrèce. Source païenne de multiples commentaires et controverses chez les auteurs de la chrétienté au moyen-âge.

* * *

Glanées chez Baudelaire, d’abord quelques définitions.

Le progrès :

Une diminution progressive de l’âme, une domination progressive de la matière.

– Atrophie de l’esprit.

– La croyance au progrès est une doctrine de paresseux […] Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun, en bandes […]

Le flot montant de la démocratie nivelant toute chose.

La vraie civilisation :

– Elle n’est ni dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans la table tournante, elle est dans la diminution des traces du péché originel.

La poésie et le progrès, une antinomie originelle :

La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive.

L’avenir :

– Le monde va finir.

La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou anti-naturelles des utopistes [sic] ne pourra être comparé à ses résultats positifs.

Et cet extrait (parmi d’autres du même genre) contenu dans un texte consacré à l’Exposition universelle, 1855 (in recueil : Curiosités esthétiques) :

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?

From → divers

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