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LAO-TSEU – TAO TÖ KING (quatrième neuvaine)

22 décembre 2014

Notes préliminaires.

Dans ce qui suit, mais aussi dans tout l’ouvrage, Lao-tseu développe des oppositions basées sur les notions de yin et de yang.

Le yin représente entre autres, le noir (ou souvent le bleu), le féminin, la lune, le sombre, le froid, le négatif, etc.

Le yang quant à lui, est l’expression du blanc (ou souvent du rouge), du masculin, du soleil, de la clarté, de la chaleur, du positif, etc.

Notons aussi que la couleur chinoise de la mort est le blanc. La mort est donc perçue moins comme une fin que comme une renaissance solaire.

Sombre, froid, négatif n’ont pas en soi de connotation malveillante ou néfaste, de non-valeur ou de sous-entendu péjoratif ; le yin et le yang sont intrinsèquement complémentaires et c’est leur union qui fait la vie, qui donne vie.

En cela l’opposition frontale et très primaire entre le bien et le mal de la sous-dialectique stalino-maoïste (« un se divise en deux » et, si l’on peut dire, une moitié de deux combat et élimine l’autre moitié) est une véritable rupture avec cette idée de base de la vieille pensée chinoise que l’on retrouve également dans le confucianisme : « deux s’unissent en un » ; ou encore « le multiple naît de l’unique ». Par contre l’affirmation d’un parti unique (où les idées les plus opposées et les plus tranchées s’opposent et se combattent farouchement, jusqu’à la mort s’il le faut, comme au temps du maoïsme) est bien l’affirmation d’une unité. Mais unité du multiple, ou d’un certain niveau du multiple, dans le conflictuel.

*

Triple écueil à nos méconnaissances pour nous occidentaux. L’exotisme culturel. L’ancienneté de l’époque ou vécu Lao-tseu (Ve siècle avant notre ère). Et « enfin » la langue elle-même.

Le chinois est une langue tellement concise, tellement liée au contexte, tellement polysémique ou à l’inverse faite d’expressions toutes faites, et plus encore elle est tellement énigmatique pour nous qui sommes habitués à raisonner en terme de construction syntaxique, catégories grammaticales, morphologie complexe, que cela nous conforte dans une certaine liberté de rendu (surtout quand, de seconde main, le but est de faire un donné (plus) poétique, « d’arranger » une traduction première). Le danger alors est de trop s’écarter ou de tomber à côté du sens et de l’essentiel. Personnellement, d’une manière générale, je cherche plus la concision que l’allongement ; et comme toujours, en cas de dilemme, mon critère de choix entre deux mots ou deux formules est celle de la musique des mots.

Traduire ou arranger une traduction est nécessairement exégèse et commentaire, gloses stylistiques où la part de chacun est immense face à « L’Esprit synthétique de la Chine » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Liou Kia-hway (cf. L’Esprit synthétique de la Chine. Étude de la mentalité chinoise selon les textes des philosophes de l’Antiquité ; Paris, PUF, 1961).

Dans la préface d’Étiemble à la traduction de Liou Kia-hway déjà évoquée, qui est à la base de ce que je fais, ce dernier donne des exemples de traduction d’une même phrase chinoise et met le doigt sur ce membre de phrase : « t’ien hia wang », dont les traductions sont soulignées à suivre :

– Le saint garde la grande image et tous les peuples de l’empire accourent à lui (Stanislas Julien) ;

– Parce qu’il ressemble au grand prototype, tous vont au sage (S.J. Wieger) ;

– Conservez dans votre cœur la grande idée, et le monde viendra à vous (Pierre Salet) ;

– Qui possède le grand symbole, tous s’en vont à lui sous le ciel (le Père catholique Houang Kia-tcheng et Pierre Leyris) ;

– Celui qui tient la grande image, tout le monde accourt à lui (Duyvendak).

Eh oui, on peut en écrire des mots à partir de peu de caractères chinois, un peu comme ceux qui en font des pages et des pages à partir de l’égyptien ancien ou du latin.

Étiemble évoque alors la traduction de Liou qui selon lui a résolu au mieux ce passage et tout ce qui suit dans le texte. Il faut savoir que, mot à mot, « t’ien hia » signifie « sous le ciel » et qu’il prend souvent le sens de « le monde » ou de « tout le monde » et que « wang » à le sens de « aller ». À partir de « sous ciel, aller » Liou a traduit tout ce passage ainsi : Celui qui détient la grande image / Peut parcourir le monde. État normal du sage chinois qui se fait ermite ou nomade. Comme on peut le lire plus bas, j’en ai fait : « Celui qui tient la grande image [mais je propose aussi des variantes] / Peut parcourir le monde ». Ce qui est pratiquement la même chose sauf que par souci de rythme (par exemple : 4 + 4 + 4 + 2) je mets un octosyllabe suivi d’un demi-alexandrin. Si Liou joue sur les oppositions ou les parallélismes, sur les répétitions de formules, jamais il ne semble jouer sur le rythme des phrases misent en vers. Cela a été et c’est encore là mon travail de mise en forme essentiel, mais sans vouloir trop triturer la phrase pour ça, avec le souci de la rime, plus ou moins riche, finale et interne, ou de l’assonance. Sons et sens s’épaulent. Son donne sens et sens donne son. Les deux sont à saisir de concert, si l’on peut dire, car derrière tout ceci il y a musique du verbe.

*

XXVIII

Connais le masculin

Adhère au féminin

Du monde sois ravin

Quiconque est le ravin du monde

La constante vertu le sonde

Il redevient enfant1

*

Connaît toute clarté

Rejoins l’obscurité2

Du monde sois la norme

Quiconque est la norme du monde

La constante vertu l’inonde

Il reconquiert le non-borné3

*

Connais toute la gloire 4

Adhère à la disgrâce

Du monde sois vallon

Quiconque est le vallon du monde

La constante vertu en lui y surabonde

Il redevient bûche en bois brut

*

Le bois fendu suivant son fil

Forme des ustensiles

Le sage suit le fil humain

Et devient chef des mandarins

Grand-maître il ne nous blesse en rien.5

Notes et variantes :

1 – Variantes : Il renaît à l’enfance ; il fait retour à son enfance ; il retrouve l’enfance ; il redevient enfance ; il rejoint son enfance ; il retourne en enfance (péjoratif en français).

2 – Variantes : Connais le blanc [immaculé] / Adhère au noir [obscurité] ; Connaît toute blancheur / Adhère à la noirceur ; Connais l’immaculé / Prône l’obscurité.

3 – Liou écrit : « Il retrouve l’illimité », mais ajoute en note :  » L’idée d’illimité ne s’accorde pas avec l’intuition fondamentale de Lao-tseu vivant surtout dans un univers fini. La notion d’infini doit sans doute représenter une découverte de Tchouang-tseu, et surtout de son école ». Tchouang-tseu serait pour certains un penseur du IVe siècle avant notre ère, pour d’autres un contemporain de Lao-tseu et de Confucius, voire un penseur d’une époque antérieure. Il aurait été un simple fonctionnaire et aurait refusé de devenir premier ministre du roi Wei de Chu. À la fin de sa vie il se serait retiré du (grand) monde et aurait vécu en nomade parmi le peuple et les montagnes. Sa pensée nous est parvenue au travers du Tchouang-tsi dont on dit qu’il fut à l’origine écrit en vers puis mis en prose quelques siècles plus tard, tout en étant sur le fond trituré, réduit et glosé au cours des siècles. Tchouang-tseu affirmait que « le monde n’a pas besoin d’être gouverné ; en fait, il ne devrait pas être gouverné… Le bon ordre en résulte spontanément quand les choses sont laissées à leur cours ». Idée proche de ce que l’on trouve chez Lao-tseu. Quête impossible du bon ordre « naturel ». Mais dite comme ça, idée vague finalement, qui peut tout sous-entendre et son contraire. Qu’est-ce qu’un bon ordre (naturel) dans le domaine humain, dans le registre de la société ? « L’Anarchie, journal de l’ordre », feuille fondée en 1850 par Anselme Bellegarrigue fut le titre du premier et très éphémère journal anarchiste en France, entreprise rapidement interrompue par l’atmosphère sociale nauséeuse qui allait déboucher sur le coup d’État de Louis-Napoléon le Petit. « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre » énonça de même Elysée Reclus, en sa séance solennelle de rentrée du 22 octobre 1895 de l’Université Nouvelle de Bruxelles… Tchouang-tseu disait encore :  » Mort et vie, conservation et destruction, succès et échec, pauvreté et richesse, compétence et incompétence, calomnie et apologie, faim et soif. Ce sont toutes les alternances du destin. Elles opèrent jour et nuit et on ne peut connaître leurs sources. À quoi bon donc, les laisser troubler notre paix. » Et ce qui suit aurait pu plaire à Platon (cf. le mythe ou allégorie de la caverne) ou plus près de nous à Feuerbach, Stirner ou Nietzsche, Husserl, Lukács ou Gabel, Debord, etc. « Nous rêvons que nous festoyons ; l’aube venue, nous pleurons. Au soir, nous pleurons, le lendemain matin, nous partons à la chasse. Pendant que nous rêvons nous ne savons pas que c’est un rêve. Dans notre rêve nous expliquons un autre rêve, et ce n’est qu’au réveil que nous savons que c’était un rêve. Et ce ne sera qu’au moment du grand réveil que nous saurons que c’était un grand rêve. Il n’y a que les sots qui se croient éveillés, ils en sont même parfaitement certains. Princes, bergers, tous uns dans cette même certitude ! Confucius et vous ne faites que rêver ; et moi qui dis que vous rêvez, je suis aussi en rêve. »

4 – Variantes : Connais toutes les gloires ; Connais la renommée.

5 – Variantes : En grand maître il ne blesse aucun; En grand maître il n’en blesse aucun.

XXIX

Qui cherche à modeler le monde

Eh bien n’y parviendra jamais

*

Le monde est vase spirituel

Cristal fulgurant et terrible1

Qui ne peut être façonné

*

Qui le malaxerait le détruirait

Qui le maintiendrait alors le perdrait2

***

Tantôt les gens vont de l’avant

Tantôt les gens sont indolents

Ils ont parfois souffle léger

Et d’autres fois souffle coupé

Ils sont un jour plein de vigueur

Un autre jour plein de langueur

Ils ont un temps la fermeté

Ils sont un temps vite brisés.

*

Ainsi le sage évite

Tout excès tout luxe et toute licence.

Note, variantes :

1 – Cette expression est une glose ajoutée au texte : « la notion de « vase » évoque quelque chose qu’on peut casser à tout moment » ; le « caractère chen indique un mouvement imprévisible » et la terreur également (cf. le § LX à venir) ; ainsi,  » l’expression « vase spirituel » évoque quelque chose de très fragile, d’imprévisible, et de terrible. » (cf. Liou o.c.).

2 – Variantes : Qui le maintiendrait et bien le perdrait ; Et qui le maintiendrait lors le perdrait ; Et qui le maintiendrait le perdrait corps et biens.

XXX

Qui fait référence au tao

Comme maître des hommes

Ne conquiert pas les hommes par les armes

*

Toujours cette façon d’agir

Entraîne la riposte

Où campent les armées

Croissent les chardons et ronciers

*

Résolu sans orgueil

Ni exagération

Ni nulle ostentation

Décidé par nécessité

C’est en ça qu’il est volontaire

Ne s’imposant de force.

XXXI

Les armes sont objets néfastes

Qui répugnent à tous

Celui qui comprend le tao

Ne les adopte pas

*

À gauche est la place d’honneur1

Du gentilhomme en sa demeure

Mais elle est à droite en portant les armes2

*

Les armes sont objets néfastes

Qui ne sont pas objets de gentilhomme

Il ne s’en sert que par nécessité

Il honore la paix et la tranquillité

Et ne se réjouit pas de la victoire

*

Celui qui se réjouit de sa victoire

Prend du plaisir à tuer des hommes

Celui qui prend plaisir à tuer des hommes

Ne peut jamais réaliser quelque idéal au monde

*

À gauche est la place d’honneur

Aux jours fastes

Elle est à droite aux jours néfastes

La gauche au général second

La droite au général en chef

Ils sont placés pour le rituel funèbre

*

Il convient de pleurer

Le massacre des hommes

Avec chagrin avec tristesse

Il convient de traiter

La bataille gagnée

Selon tout le rituel funèbre.

Note et variante :

1 – À gauche est la place d’honneur.  » Selon la coutume de la Chine traditionnelle, la place d’honneur est à droite. Mais Lao-tseu, habitant de Tch’ou, n’adopte pas la même coutume. » (Liou, opus cité).

2 – Variante : Mais elle est à droite en campagne. (Il s’agit de la campagne guerrière).

*

XXXII

Non le tao n’a pas de nom1

Bien que son fond soit minuscule 2

Le monde entier n’ose l’assujettir3

***

Si princes et seigneurs adhéraient au tao

Les êtres en tous lieux se soumettraient à eux

Alors s’uniraient ciel et terre

Pour que descende une douce rosée

Les peuples sans contrainte aucune

Seraient d’eux-mêmes pacifiques

***

Qui inaugure une institution

Établit ses diverses fonctions

Ces fonctions une fois établies

Il faut enrayer l’hémorragie

Qui tant y remédie à l’étoffe

Pour conjurer toute catastrophe

***

Le tao est à l’univers

Ce que sont les ruisseaux et vallées

Au fleuve et à la mer.

Variantes :

1 – Le tao est sans nom.

2 – « Bien que son fond soit minuscule » : fait possible ou non, ou seulement probable, plus ou moins sûr, avéré, c’est ce que la tradition raconte ; « Bien que son fond est minuscule » : fait certain, tangible, vérifié ; or le tao, personne ne l’a jamais vu, et même s’il est affirmé par les sages qui eux-mêmes ne l’ont jamais vu mais seulement approché ou le subodorent, il demeure une simple idée, un simple code de bonne conduite, une entité idéelle du même genre que toutes les déités. Autres variantes : « Si minuscule soit son fond [Aussi minuscule est son fond] ».

3 – Au monde nul ne le bouscule.

*

XXXIII

Celui qui connaît autrui

Est intelligent

Mais l’être qui se connaît

Est plus éclairé1

*

Si celui qui vainc autrui

Est fort en son corps

Alors qui se vainc soi-même

Est fort en son âme

*

Tel qui peut se contenter

A toute richesse

Tel qui s’efforce d’agir

A la volonté

*

Tel qui demeure à sa place

Vivra bien longtemps

Mais qui meurt sans disparaître

Atteint l’immortalité. 2

Variantes :

1 – Qui connaît autrui [Qui autrui connaît] / Est intelligent / Mais qui se connaît / Est plus avisé [Est moins indigent, moins suffisant, bien plus brillant, bien plus savant…].

2 – Touche à l’immortalité.

– XXXIV –

Le grand tao se répand comme un flot

Il peut aller à hue à dia1

De lui tout être est né

Sans que jamais il ne l’eût exprimé2

Il accomplit ses œuvres

Mais ne s’en approprie aucune

Il protège et nourrit tous les êtres

Sans qu’il en soit le maître

Il ainsi peut grandeur se nommer3

C’est en ignorant sa grandeur

Que celle-ci se parachève.4

Notes et variantes :

1 – Variantes : [À] babord [à] tribord ; À tyouc et à huhô.

2 – Même idée qu’au § 2 (cf. : Bien pourquoi non-agit le sage / Par son enseignement muet / N’étant l’auteur d’aucune chose.). À ce niveau, Liou Kia-Hway précise : « non-expression = non-être originel ; se référant à plusieurs copies anciennes du livre et aux textes anciens qui expriment les mêmes idées de Lao-tseu, Tchou K’ien-tche a établi que « non-expression », selon les copies actuelles de Ho-Chang-kong et de Wang Pi, doit être originellement « non devenir commencement » […] seule cette correction peut exprimer la synthèse concrète des deux contraires et par là l’effacement volontaire du sage taoïste. »

3 – Variante : Il peut ainsi grandeur se nommer.

4 – Variante : Que sa grandeur se parachève.

– XXXV –

Celui qui tient la grande image 1

Peut parcourir le monde

Il le fait sans dommage

Et partout stable et quiet il va trouver la paix 2

*

La musique et la bonne chère

Attirent les passants

Et du tao pour eux

N’émanent que monotonie et que fadeur 3

*

Regarder le tao

N’est pas encor le voir

Écouter le tao

N’est pas encor l’entendre 4

Et goûter le tao

N’est pas le savourer.

Notes et variantes :

1 – La grande image. Expression chinoise pour dire :  » l’intuition fondamentale du tao ».

2 – Variantes : Celui qui tient la grande icône [Celui qui tient la grande idée] [Celui qui tient les hiéroglyphes] [Celui qui tient les glyphes] / Peut parcourir le monde / Il le fera sans grand dommage [Il le fait sans danger] / Il trouve paix partout, stabilité, tranquillité [sérénité].

2- et 3 – Variantes : Il le fait sans aucun dommage / Et partout stable et quiet il va trouver la paix/ … / Tandis [Alors] que pour eux du tao / N’émanent que fadeur et que monotonie.

4 – Variantes : Regarder le tao / N’est pas le voir [encore] / Écouter le tao / N’est pas l’entendre [encore].

XXXVI

Tel qui veut abaisser

Doit d’abord rehausser

*

Tel qui veut affaiblir

Doit d’abord affermir

*

Tel qui veut effacer

Doit d’abord exalter

*

Tel qui veut supplanter

Doit d’abord ménager

*

Subtile ainsi est la vision du monde 1

*

Le souple vainc le dur

Le faible vainc le fort

*

Le poisson ne doit pas

Sortir des eaux profondes

Les armes de l’État

Et les plus efficaces

Ne doivent en aucun cas

Être montrées aux hommes 2

Variantes :

1 – Telle est la vision subtile du monde 1

2 – Les armes du pouvoir / Et les plus efficaces / Ne doivent être enseignées / Aux hommes du vulgaire.

From → divers

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