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QUELQUES RÉFLEXIONS À PROPOS DE LA POÉSIE DE LÉO FERRÉ.

22 juillet 2014

Comme je l’ai déjà écrit, Ferré était avant tout un musicien et ses chansons même si elles peuvent être prenantes, avenantes, touchantes, amoureuses, ou dénonciatrices, revendicatrices, provocatrices ne sont que rarement poétiques. Du moins au niveau de la forme générale et de leur continu du début à la fin ; peu font exceptions. La plupart ont des faiblesses, des éléments qui déparent, un manque de travail. Sauf celles dont les textes ne sont pas de lui, par exemple de Caussimon. De plus, il utilise ce que personnellement j’accorde peu, même à la chanson, c’est-à-dire la rime pauvre et facile ; et plus encore l’élision, parfois à tour de bras, du e dit instable, ou caduc, ou muet. Brassens, Lapointe en particulier et tant d’autres, du moins après 1945 et la dite « Libération » de notre pays, ont sacrifié à cette facilité qui permet de « faire » même des alexandrins apparents en moins de temps que de le dire. Et d’écrire les paroles d’une chanson sans trop d’effort de mise en forme.
Je crois avoir déjà raconté l’anecdote de Bachelard qui se fit indulgent sur les e élidés des poèmes de Ferré et de Breton qui, à l’inverse et tout « surréaliste » qu’il était, y trouva fortement à redire. C’est en effet un peu trop facile, négligeant, apoétique de décréter qu’il faut « foutre une trempe » au vers régulier comme le disait Ferré. À trop lui la foutre, que reste-t-il ? Que reste-t-il de nos amours ? Pas grand chose. Peu de poésie. Que vaudrait une musique irrégulière sur de beaux vers ? Rien de plus que des mots prononcés fautivement sur une belle musique. Du ratage. C’est une « facilité », une flemme de chansonnier. Au mieux une fainéantise d’artiste pressé, ce qu’était souvent Ferré.
Léo était assez traditionaliste en musique et n’a jamais donné de trempe à sa musique, bien au contraire. Il respectait trop les maîtres. Il la fit presque toujours très léchée, tonale, etc. Les personnes qui plus d’une fois ont orchestré sa musique non plus. Lui ne s’accordait que certaines formes de rares dérives dissonantes au piano. Pour clore des chansons par exemple. Par contre son principal accompagnateur Popaul (Paul Castanier) s’autorisait, surtout après 68, contre l’avis de Ferré lui-même, des extrapolations très « jazzy ». « Mais, joue ma musique lui disait-il !» Et le disque qu’il fit avec les Zoo, bien que d’inspiration « pop » comme on disait à mes vingt ans est parfaitement bien dans le ton de la musique tonale. Certes, et c’est très bien, avec quelques envolées lyriques de guitare électrique ou le poids prégnant d’une basse électrique ­ l’un de mes instruments de prédilection ­ etc. Voire une simple part de décorum musical. Mais rien de plus.
Ferré voulait être reconnu avant tout comme musicien, et c’est bien dommage pour la poésie. Voir tout ce qu’il a fait en ce domaine dès le début de sa vie d’artiste. De l’Opéra du Pauvre présenté à Monaco chez Rainier Grimaldi (curieux pour un nanar comme Ferré) à ces accompagnements par des grands et moins grands musiciens et orchestres classiques le jour où il a pu se les payer sur disque ou en salle, où il s’est produit lui-même (en ça il a bien eu raison, étant également son propre imprimeur-éditeur).
Par sa prise de baguette de chef d’orchestre même, accordée complaisamment, vu son amour de la musique et des musiciens, par les musiciens patentés. Vieux rêve d’enfant. Et de musicien en partie autodidacte.
Les paroles, certes touchantes ­ je me répète ­ ne sont que rarement poèmes chez Ferré. Il avait des images originales, mêlées souvent à du brut de brut non travaillé ; du distingué avec du trivial, du noble avec du vulgaire ou moderniste banal, apollinarien de la Fée Électricité. Ferré est de son temps, lui aussi. Si l’on en juge, il aimait par exemple rouler vite en voiture, mais reconnaissait quand même qu’il n’allait pas poétiser sur ce sujet. Mais il n’est pas exempt de kitch et d’un lexique bric et broc du temps présent ou d’images à la mode. Et souvent de trouvailles avec d’images en objets de récupération. Du disparate.
Un exemple. J’ai en tête ce « vers » : « Comme un’ cigarette qui prie » octosyllabe qui exprime l’idée de cette fumée de cigarette qui s’en élève en volutes vers le ciel, ou du moins jusqu’au plafond. L’idée est bien, malheureusement l’objet n’est pas poétique, je veux dire que la cigarette n’a rien de poétique, pas même le cigare. Et cette image revient plusieurs fois chez Ferré qui fumait comme un pompier du tabac dur, des Celtiques (Celtiques évoquées dans une chanson) avant qu’il ne passe aux Gauloises adoucies. Il y a plein d’éléments de cette teneur chez lui.
Il a mis en musique Rutebœuf, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Caussimon… Ce sont ces meilleurs disques. De même une des meilleures chansons de Brassens n’est-elle pas Les Passantes dont le texte n’est pas de Georges ?! Oui, ses textes, du moins ceux de sa dernière période où il n’avait plus de conmpte à rendre à qui que ce soit, sont souvent un immense fatras, à l’image de ses idées en général. Il suffit d’écouter des entretiens de lui. C’était avant tout un émotif, un sensitif. Un réactif. Sa tête était trop pleine d’émotions, de sensations. De musique à fleur de peau. Il partait dans tous les sens. Se fiant trop souvent à l’improvisation, l’immédiateté, le fugitif comme on disait autrefois en évoquant de petites pièces poétiques de circonstance. Il confondait ainsi bouts rimés et poèmes, cadavres exquis et poésie vraie. Improvisation et métier. Il en arrivait ainsi à manquer de vocabulaire dans le cru et le direct, ou donner l’impression d’en manquer. Non sans qu’il eût farci ses textes de mots étrangers, d’anglicismes en particulier comme le commun des gens à la mode. Ajouté à certaines élisons de e récurrentes et multipliées, il en abîmait certains de ses meilleurs textes. Et frisait parfois le mauvais goût, le mauvais goût poétique, jouant trop sur le décor du spectacle ambiant, ou le dépareillé qui n’est pas le vrai visage du baroque. Enfin, bon…
Ainsi, le temps passant, les chansons, les textes musicalisés sont devenus chez lui de plus en plus un flot verbal très dans le ton de notre époque désarticulatrice et dépenaillée. J’avais autrefois, il y a plus de trente ans de ça, un ami espagnol qui tombait souvent dans le panneau des interprétations des paroles de Ferré. Il nous trouvait ­ nous, la bande d’amis d’alors ­ des images totalement inédites chez Ferré. Il interprétait à sa manière des groupes de sons. Je ne saurais plus vous les redonner. Je les ai oubliées. (Il m’est arrivé moi-même de prendre un mot pour un autre à l’écoute des chansons « tardives » de Ferré, car tout est possible sur certains textes) Mais elles ne seraient pas si loin, du moins en moins condensé, de ce que je vous propose maintenant. Il s’agit de quelques vers « revus et corrigés » de ce qui est sans doute l’un des rares vrais poèmes de Ferré.
Il s’agit de ceux de La Mémoire et la Mer, titre trouvé par Jean-Pierre Chabrol un jour où Ferré lui avait livré chanson nouvelle en sa contrée cévenole, une portion d’un vaste poème où il piocha d’autres fois encore. En voici le premier couplet-refrain :
La marée, je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe.
Je meurs de ma petite sœur,
De mon enfant et de mon cygne.
Un bateau, ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse.
Il pleure de mon firmament
Des années-lumière et j’en laisse.
Je suis le fantôme Jersey,
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baisers
Et te ramasser dans ses rimes,
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire,
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette simple strophe. Par exemple sur le type de rimes. On y trouve des rimes riches (trois phonèmes ou plus : signe / cygne, etc.), suffisantes (deux phonèmes : cœur / sœur, etc.). Je ne vois pas ici à proprement parler de rimes pauvres mais je note que Ferré fait rimer « Jersey » (il s’agit de l’île anglo-normande) qu’il prononce « jèrzé ») avec « baisers » et juillet (jüiyé) avec « briller ». Ce méridional, sans doute par souci d’hypercorrectisme, ferme à tort des sons « è » en « é ». La tendance du Midi est d’ouvrir les voyelles et ainsi de mettre des « è » là où il y a des « é » dans le français courant. Il en met donc mais trop, à tort. Je crois avoir déjà évoqué cette tendance ; chez Brassens c’est autre chose, il dénasalise les voyelles nasales devant une consonne nasale (par exemple, il dit, il disait : « il « a » n’a » pour « il en a ») ; c’est également une forme d’hypercorrectisme, de réaction « anti-occitane », puisque les méridionaux ont tendance à allonger les voyelles nasales d’un son, lui-même plus ou moins nasalisé, pas toujours facile à définir : g, y, gn… « Le pain » = « le pain-g », « le pain-y », « le pain-gn ».
Mais à la rigueur on peut dire que « Jersey » rime avec « juillet » et « baisers » avec « briller ».
Je note que par rapport à la versification totalement classique, Ferré ne se préoccupe pas de l’alternance rime féminine/rime masculine. Moi aussi j’y déroge. L’important étant de rester globalement cohérent au moins au sein d’une même poésie. Quitte à déroger d’y déroger franchement mais pas comme en exception. Par contre j’évite de déroger à la règle de la finale féminine devant une consonne. Cela dit, dès le XIXe siècle, il existait chez certains auteurs des types d’alexandrins à six+un pieds (e final) plus six pieds. Je n’ai pas d’exemple présentement.
Mais je rappelle ici que l’alexandrin originel (cf. mon petit livre sur le sujet, disponible pour qui le demande : Causerie sur l’alexandrin épique, le « e » dit « muet », etc.) était en fait un raccourcissement de l’octosyllabe traditionnel. L’alexandrin était moins un vers de douze pieds que deux fois un vers de six pieds, ces vers pouvant être aussi bien à rimes féminines que masculines. Mais le jour où il remplaça le décasyllabe (à césure quatre plus six pieds) comme vers noble en français, il avait perdu cet aspect.
En clair, à ses débuts le premier hémistiche de l’alexandrin était soit de la forme classique à six pieds (sans « e » au sixième pied) soit de la forme six pieds + un (un « e » ou « es » etc. final , de rime féminine). Pour le dire autrement, ce septième pied surnuméraire exista du temps où, pour gagner de la place sur les parchemins, ou pour pouvoir utiliser des parchemins pas trop larges, on disposait l’alexandrin sur deux lignes. Il semble donc que dans la prononciation l’on faisait fi de l’éventuel « e » muet à l’hémistiche comme on faisait fi déjà d’un éventuel « e » à la fin du vers.
Mais revenons à Ferré, où il n’est pas question d’hémistiche mais simplement du « e » en cours de vers. Dans la strophe précédente il déroge deux fois à la règle du e final devant consonne qui connaît des tolérances classiques ou post-classiques, mais pas celle-là, tolérances quasi archéologiques de nos jours où tout part en morceaux, dans :
« La marée je l’ai dans le cœur » ;
« Des années-lumière et j’en laisse ».
Je veux bien ­ façon de parler ­ intégrer aux exceptions un mot comme « années-lumière » en compagnie, par exemple, des présents en « -ent » et des imparfaits en « aient ». Mais, par contre, « marée » est un peu différent dans le sens que dans « année-lumière », « année » ne peut être dissocié de « lumière » mais que « marée » peut être suivi des mots les plus divers. Question de travail ou de talent pour remédier à l’imperfection. Certes, il est également si facile de passer sur de tels « e », en relecture rapide, édition rapide. Il m’est arrivé cela.
Cela dit, lorsque l’on fait « sauter » autant de « e » du corps des mots, on se préoccupe peu des « -e » et « -es » qui suivent une voyelle en finale de mots. Mais on peut noter qu’ici, par ailleurs, Ferré n’élimine aucun e final derrière consonne (petit-e, pleur-e…). Jouer avec les « e muets » à sa guise facile d’autant l’écriture, surtout dans la chanson, chanson contemporaine avant tout car dans la chanson d’avant, jusqu’aux années quarante, une bonne partie des paroles respectaient le e instable. Y compris dans la chanson la plus populaire. Respect des mots aussi avec peu d’emprunts, du moins peu d’emprunts récents ou de mode aux langues étrangères.
Personnellement, je pense qu’à défaut de garder le même nombre de syllabes sur une mélodie, il conviendrait de faire comme en italien ou en espagnol, etc., tant dans les livrets et chansons que poésie normée et sans soutien de musique. Quand nécessaire, rajouter des notes, sans briser le rythme. Dans la chanson, quitte à s’adapter, mieux vaudrait jouer, je pense, sur la musique et les notes que sur l’exactitude du nombre de pieds.
Si la rime appelle le sens et renforce en même temps la musique poétique, de même la mélodie et le juste rythme musical devraient conforter non pas le bon nombre de pieds d’un poème, mais l’exactitude d’une bonne diction, d’une diction soignée des mots. Je parle de la chanson dite de qualité.
Mais venons en présentement à quelques « déformations » de Lamé, Moiré, l’Amer (sic) :
À :
La marée, je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe…
Fera écho :
L’amarré gelait dans le chœur…
Kim, heureux, monte comme un cygne…
Le cygne de Léda bien évidemment.
Je risque maintenant, un à-peu-près, comme le faisait si souvent Boby Lapointe  :
J’entends :
Je meurs de ma petite sœur,
De mon enfant et de mon cygne…
Sous la forme :
Je mords d’un appétit au sort
De Mona, faon et démon signe.
Avec  :
Un bateau, ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse.
Je risque :
Un bas tôt, ç’a des pans comment ?
On l’arrime au port de juste esse !
Je rappelle qu’une esse peut être diverses choses, en particulier quelque morceau de fer tortus chargé de maintenir une roue dans son essieu ou les pierres d’un mur ; c’est encore l’ouverture faite en forme de s qui est sur la table des instruments de la famille du violon (où l’on voit que l’ancien sexe des lettres est féminin).
Puis  à :
Il pleure de mon firmament…
J’ajoute « pour rire » :
Ainsi que de mon firpapa…
Entité évoquée par Boby, encore lui, dans l’une de ses chansons inchantables, hormis par lui, car délire de mots rapides et de jeux sur les mots…

La suite, peut-être, une prochaine fois…

From → divers

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