DÉTONNANT BRELAN DE SÉPULTURES CHRÉTIENNES.
Je ne rappellerai pas ici qui fut Léon Bloy, sinon qu’il a été ce mystique et délirant imprécateur catholique mais avant tout cet ennemi du médiocre et du genre humain, maître styliste au vocabulaire si riche et à la plume si acerbe. Écrivain prestigieux.
Dans les années qui suivirent la mort de Jules Barbey d’Aurevilly, il pestait et tempêtait contre la mollesse de l’ultime chaperon femelle de Barbey et autres supposés amis qui tardaient quelque peu à faire le nécessaire afin de garnir d’une chrétienne croix la tombe du commandeur des lettres et chrétien diabolique normand. Diabolique, je veux dire : chrétien hanté par le mal et le malheur, le diable, le péché, l’interdit, la transgression, la chute. Soit dit en passant, Barbey, Flaubert, Maupassant et d’autres encore : riche terre littéraire que la Normandie au XIXe siècle.
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Voici, à l’heure présente, la tombe de Barbey, sise à Saint-Sauveur-le Vicomte. Une pierre tombale dans le style ancien avec en ajout presque dépareillé, une croix pattée affinée, toute de fer forgé. Croix munie à sa base de deux volutes, disons de deux cœurs. Ensemble qui, je ne sais pourquoi, me fait penser à une baguette en coudrier de sourcier ou… à un ensemble un peu plus trivial… à prépuce.
Sobre inscription tombale :
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Et maintenant la dalle encore plus succincte, virant janséniste, recouvrant les restes de Jean, Marie, Mathias, Philippe, Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, au Père Lachaise. J’ignore de quand date ce monument ; et les autres sépultures ici présentes, d’ailleurs. Tombe d’un autre chrétien, fort peu orthodoxe. S’il y a une croix, elle est bien cachée. De croix, que dalle ! Mais d’après Bloy, spécialiste ès catholicisme, Villiers ne fut-il pas d’ailleurs « le chrétien qu’il eût pu être et qu’il croyait être… » Et puis, il n’était plus là pour donner son avis…
Mais lisons Léon Bloy qui écrivit dans La Résurrection de Villiers de l’Isle-Adam (1906) :
« Infortuné Villiers ! Je n’oublierai pas ses tristes funérailles à Saint-François-Xavier et le sale cortège des gens de plume sous la pluie torrentielle ! Celui de tous ses contemporains qu’il avait le plus méprisé, un pontife de boue et de fumier, devait, je crois, déposer sur sa tombe l’immondice d’une harangue. Je pris la fuite à moitié chemin » ;
Ou encore :
« Selon lui, la mort dont parlent tant les imbéciles n’était qu’une imposture, une insoutenable imposture inventée par les fabricants de couronnes et les marbriers » ;
Et enfin :
« Le Bourgeois, le « Tueur de cygnes », ainsi que le nommait notre poète, n’aime pas qu’on lui rappelle le cimetière. Il n’est pas lyrique, lui, il ne rêve pas, il ne croit pas qu’on se réveille dans les sépulcres. Sa chair immonde qui rend fétide le cœur des fleurs et qui fait crever les vers, il ne l’imagine pas revivifiée. Alors cette fin dernière exaspère ce réprouvé et tout ce qui le contraint d’y penser lui remplit la gueule de malédiction et d’écume. Ce serait pourtant beau et fier, et si noble, et combien juste ! qu’il y eût, ici ou là […] une telle protestation de la Poésie contre la Mort ! »
Comme disait plus récemment Jean-Roger Caussimon :
« Ne chantez pas la Mort,
c’est un sujet morbide ;
Le mot seul jette un froid
aussitôt qu’il est dit […]
C’est un sujet tabou…
Pour poète maudit. »
Cette protestation de la Poésie contre la mort, sujet constant des vrais poètes – « ma seule étoile est morte », « les morts, les pauvres morts… », « Ophélie… » – de qui ne sera jamais plus, du Rêve qui toujours fut, a été fort bien synthétisée par le ciseau de Frédéric Brou dans son Monument à la mémoire de Villiers de l’Isle-Adam. Monument singulier : une femme, la Gloire, s’attaque aux planches du cercueil du pauvre mort et le fait renaître.
Rouvrons l’opuscule de Bloy et lisons à nouveau :
« Songez donc. La centrale préoccupation, l’ombilic du poète singulier que fut l’auteur de l’Ève future, et ce qui doit être tout à fait intolérable aux imbéciles, c’était son besoin vraiment inouï d’une restitution de la femme. Manière d’être si rare qu’il est presque impossible d’en parler sans avoir l’air de solliciter, pour soi-même, un cabanon.
Je demande si on a bien lu. Je viens d’écrire ces mots : Restitution de la Femme.
Il ne s’agit pas d’un plaidoyer, d’un paranymphe dithyrambique, de tel ou tel flagornant éloge du Sexe dangereux. Il s’agit d’un renouveau du Paradis terrestre, après le rigoureux hiver de six mille ans. Il s’agit de retrouver ce fameux Jardin de Volupté, symbole et accomplissement de la Femme, que tout homme cherche à tâtons depuis le commencement des siècles.
Étant poète et ce poète-là, Villiers avait plus besoin qu’un autre de la femme, de cette Femme non pareille à qui nul ne résistera, fût-il Dieu le Père, dont le sourcil attise le cœur des Saints et de laquelle il fut écrit qu’ « Elle rira au dernier jour ».
Il en avait un besoin si furieux qu’après l’avoir cherchée, vingt ans, parmi les fantômes de ses rêves, il essaya résolument de la créer, comme eut fait un Dieu, avec de la boue et de la salive. »
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La troisième de notre série sépulcrale est la tombe de Léon Bloy, sans dalle centrale, mais simples graviers et surtout croix massive en pierre, tout d’un bloc comme le verbe lourd de Léon Bloy lui-même. Elle se trouve à Bourg-la Reine où ce dernier s’installa à la fin de sa vie, et en dernier lieu – nous dit-on – dans l’ancienne maison de Charles Péguy (la chrétienne baderne alors déjà morte à la tâche, passée du militantisme socialiste, anticlérical et dreyfusard au militantisme catholique et patriotisme belliciste).
L’inscription austère est réduite à sa plus simple expression : Léon Bloy – MDCCCXLVI MCMXVII. Énorme contraste avec la verve de l’écrivain. La croix imposante est originale, c’est une sorte de croix celtique dont le cercle, l’anneau central – en retrait, en plus mince comme il doit l’être en l’expression de ce genre de croix – a un rayon presque aussi important que la longueur de ses branches, branches qui par ailleurs sont pattées. Ce type de croix annelé est parfois dénommé « croix eucharistique », le cercle symbolisant l’hostie.
Ici le grand cercle pourrait être l’évocation de la grande hostie réservée au prêtre et les quatre cercles en hiatus, les hosties courantes et plus petites des fidèles. Travail d’oublieux*, ces quatre cercles vides sont curieux, « modernistes », en culot de quelque obusier ou barillet de revolver à quatre coups (Bloy est mort en pleine guerre de Quatorze ; l’année des révoltes dans les tranchées).
Tout est bizarre en cette sculpture où le haut de la croix est surmonté d’une sorte de toit, de bâtisse suggérée, ou encore de pointe de flèche stylisée qui donne de la profondeur aux côtés de la croix. On dirait une sorte de coin qui ne demande qu’à s’enchâsser dans le ciel.
Quand on regarde les parties en relief, autrement dit en faisant abstraction des quatre arcs de cercle de l’anneau celtique, on est emprunt à voir la tête à couvre-chef (casquette, képi), les deux bras, et les deux jambes d’un homme ; bras repliés, jambes bien stables, tête bien droite.
Lorsque à l’inverse, on se concentre sur les quatre cercles vides et le plein cintre inférieur qui sert de dessus de portique, on peut y voir quelque tête de monstre, quelque Méduse-Astrucsi l’on peut dire.
Plus remarquable donc : entre les jambes de l’homme (serait-ce Le Désespéré ?), sous la base à deux branches évasées de la croix, on imagine facilement un portail d’église dont la porte en elle-même est faite d’un bas-relief (de bronze ?) œuvre de Frédéric Brou déjà cité (1862-1926), l’ami sculpteur de Bloy, qui représente – nous dit-on – une femme qui pleure (serait-ce La Femme Pauvre ?).
Œuvre d’essence peu traditionnelle réservée à ce traditionaliste…
Ultime remarque : ces trois êtres d’exception – Barbey, Villiers et Bloy – demeurent seuls au tombeau. Personne ne les accompagne en leurs sépultures. Solitaires, mais… bien plus forts que la Mort !.. encore et toujours vivants en contrée de Poésie !
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* fabricant ou marchand d’oublies, oblats et autres hosties.
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