LA VÉNUS DE MILLET (SUITE) – ALLÉGORIE
« L’allégorie habite un palais diaphane »
(Lemierre, Antoine-Marin ou Auguste-Jacques )
Ben oui, évidemment, je me suis gouré de Millet ; le mien, le nôtre ce n’est pas celui de la Vénus ; le bon millet, la bonne ivraie c’est icelle de la Cassandre Callipyge qui est désespérée car on a volé la javeline et l’égide du Palladion. La javeline acérée du sarcasme et l’égide de la dérision. Cette pauvre Cassandre que tout le monde écoute, mais que personne ne croit, tant bien même elle annonce et énonce l’avenir.
Jugez plutôt :
C’était au siècle dernier, pardon : il y a deux siècles. J’oublie toujours qu’on a changé de siècle il y a déjà quelques années. On aperçoit bien, vers le haut de l’ensemble statuaire, ce qui n’est pas un chapeau mais l’égide du Palladion…
Mais non, pas là ! Ça m’aurait étonné ! « Vers le haut »… Ici on voit mieux :
En haut, vers la droite : le bouclier (en peau de chèvre, nous dit-on parfois).
Et bien on change d’un ou deux siècles donc, et de quoi m’aperçois-je ?
Cassandre est toujours là, aussi jolie et jeune qu’autrefois. L’effigie de Pallas Athéna (ou Pallas Athéné en ionien) n’a pas quitté les lieux. Par contre, on dirait qu’il manque quelque chose. Ne sont plus là, ni l’égide ni la javeline de Pallas, qui a perdu aussi main gauche et avant-bras droit. Volés, envolés, partis, dis-donc !
Disparus les emblèmes en métal de l’avatar pacifique d’Athéna en tant qu’elle est vénérée aussi comme déesse de la sagesse, protectrice des sciences et des arts, des artisans, des artistes et des maîtres d’école. Tout un symbole, mais personne pour s’en étonner, pour s’étonner non plus que Cassandre cherche désespérément à comprendre…
C’est dire si Cassandre est au grand désespoir bien qu’elle l’eut pourtant prédit, qu’en ces temps décatis, il n’y a plus rien à comprendre. Plus rien à attendre.
Et elle en veut au bel Apollon qui, du haut du ciel, la nargue avec sa phorminx en or des plus primitives à trois simples cordes, dressée fièrement, gaiement, orgueilleusement entre ses mains au-dessus de sa tête ; et lui, serti de la muse de la Poésie et de la muse de la Musique. Ne me demandez pas leurs noms. Plusieurs peuvent prétendre aux titres enviés. Ou pouvait le prétendre… autrefois… quand l’inculture n’était pas maîtresse d’un monde affligeant d’horreur et de médiocrité.
Presque toutes finalement à y prétendre. Il y a la première née qui s’appelle Kalliópê et dont le nom signifie « à la belle voix », muse du « bien dire », puis de l’éloquence et de la poésie épique, et mère du poète Orphée ; puis Eratô, l’aimable, patronne de l’élégie amoureuse liée au mois d’avril, le mois voué à Vénus (tiens ! revoilà Vénus), muse de l’élégie et de la poésie amoureuse, érotique et anacréontique puis de l’art lyrique et choral ; et Euterpê, « celle qui réjouit » ou « qui charme », muse de la musique à danser, puis de toute la musique et du chant ; et Melpoménê, « la chanteuse » muse du chant puis de la tragédie ou de toute poésie grave et sérieuse, mère des Sirènes ; et Polymnía, « celle aux nombreux hymnes », muse des chants nuptiaux ou de deuil, de la pantomime et finalement de la rhétorique ; et Terpsichora – sœur d’Euterpê – dont le nom signifie « la danseuse de charme », muse de la danse et de la poésie légère puis de la danse en général ; et Thaleia, « l’abondante, la croissante, la florissante », muse de la poésie pastorale puis de la comédie, celle également qui fut aimée d’Apollon dont elle eut les Corybantes, danseurs coiffés d’un casque qui, en jouant du tambourin et en dansant, célèbrent le culte de la Grande Déesse phrygienne, et émasculatrice de ses prêtres, Cybèle, et dont les pendants crétois anciens sont les Curètes (de « kouroï », jeunes hommes), les neufs danseurs adorateurs de Rhéa.
Apollon, le rancunier qui a donné à Cassandre le don de prédiction, puis lui en a ôté toute valeur, car elle eut la prétention, elle petite déité, de se refuser à lui. Ô, crime de lèse-majesté divine, de lèse-divinité, le dieu en cela mesquin, vexé, décréta alors que plus personne ne croirait aux oracles de la belle. Pourtant, pourtant… Vérité quand tu nous tiens !…
Cependant cette dernière, cette modeste Cassandre nous dit à mi-voix :
Voyez, c’est Apollon. C’est Apollon callicarpe. Apollon aux beaux fruits, aux beaux attributs que j’ai refusé de connaître car je n’ai aucun tribut à payer, même au plus grand des dieux quand les hommes mesquins, les prétendus artistes, les prétendus écrivains eux-mêmes, les affirmés, confirmés, estampillés, patentés, officiels, ces petits démons pitoyables et débiles s’escriment à voler les Arts, à adorer le laid, l’ignoble, le destructeur. Au nom d’une Eurôpé tiraillée et qui n’en peut mais.
Et elle ajoute : mais vous n’avez pas encore tout vu, tout entendu ; vous n’aurez pas fini de vous apitoyer de rage, de vous révolter les bras tournoyant dans un vide sidéral, de vous tourmenter pour rien ; car le déclin est en bonne marche… pour des siècles de siècles…
D’ailleurs, le malheur de l’Europe n’est-il pas inscrit consubstantiellement en son nom même ? Si l’on peut la dire « au regard large », « à l’aspect dégagé », « à la vaste étendue », « au monde ouvert » – cet « eurus ôps », cet Ok, l’œil du monde – c’est de son ouverture ambitieuse puis décrépie que viendra sa fermeture et sa mort. Son aveuglement. Sa dilution finale…
Car, je vous le dis, si Assou est le levant phénicien – Anatolé en grec – Ereb en est le couchant. Reste à connaître l’heure du destin, l’heure de la fin. Reste à savoir qui l’écartèlera, si elle se rebellera d’une belle et saine et vaine rébellion, et qui se partagera ses vieux oripeaux de pierres, de pensée, d’œuvres.
Un patrimoine à détruire je le crains, je le crains si fort. Oui, je ne saurais encore dire si on respectera un tant soit peu la Vieille Europe en sa longue agonie, car mes amis, elle a déjà commencé depuis quelques temps de défunter, la belle et triste.
Je ne saurais de plus prédire, s’il s’agit du couchant de quelques peuples moribonds, las, épuisés, anesthésiés d’ennui à consommer, amorphisés de nullité, confortés dans la médiocrité inagissante et éternelle, ou comme je le crains du Monde en son entier…
Mais est-ce bien encore du bon Millet dont il s’agit ?
(à suivre)








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